Le
monde de ma mere
Nadia
Lemaine, une infirmière de grande taille, au rire joyeux et communicatif, m’a écouté
cette fois-ci avec beaucoup d’attention, comme jadis les enfants réunis à
l’heure des contes du soir.
Petite,
lui disais-je, ma mère racontait comment elle faisait galoper la bourrique de
grand mère, qui en avait toujours une. On l’envoyait faire des commissions, non
loin dans sa campagne natale. Alors, pour se venger des petites méchancetés de
sa mère, elle lançait à fond de train la bourrique qui semblait tout aussi
heureuse de courir, surtout à la tombée du jour.
Ms Nadia Lemaine |
Quoiqu’il
advȋnt cependant, le monde de ma mere allait mettre beaucoup plus de temps à
disparaitre. Un vieux m’a confié qu’il avait été le compagnon de jeu de maman. Je m’imagine à present ce monde fragile fermé
sur lui-même comme à l’epoque de l’esclavage et de l’habitation. Les enfants
grandissaient pour mourir certains là même où ils avaient vu le jour. Point de
mobilité. Seulement, les cours d’eau, les rivieres et ces grands canaux qui
faisaient tourner les moulins et ces
grands chemins où l’on ose à peine se montrer. Je me representais aussi ces
chaumières qui n’ont pas beaucoup changé depuis les annees 1800,et ces cimetières
de famille qui cachaient la mémoire et
les souvenirs. En ces annees 50, ils etaient encore presque intacts ces
souvenirs des temps revolus. Aujourd’hui encore, ce sont de tels souvenirs qui
me hantent non sans un pincement au cœur.
Le benjamin
de la famille, le jeune frere de ma mère m’amena un jour sans dire mot dans une
clairiere. Ses yeux etaient pleins de vie et il paraissait tres heureux. La ,
il amena une vache qui avait les mamelles gonflees de lait. Il prit un coui et commença
à traire la vache. Un lait un peu épais et mousseux remplit très vite le récipient.
Mon oncle prit alors un morceau de canne, la broya et versa le jus dans son
coui. C’était selon toute apparence délicieux, ce mélange, en tout cas assez
pour que mon oncle ingurgita plusieurs gorgées. Je regrette aujourd’hui encore
de n’en avoir rien bu d’un tel mélange. A 23 ou 25 ans, mon oncle était très
vigoureux. La nature savait récompenser ceux qui surent lui être fideles.
Je devais
grandir pour apprendre à aimer ce monde et à m’interroger dessus. La richesse
se réduisait parfois à une portion de terre, et plus souvent a quelques
bestiaux. Malade, une femme me disait que la vache qu’il lui était impossible d’abandonner
n’avait que elle. Au fond, la vache possédait un être humain qui s’occupait d’elle ;
la femme ne possédait que la vache comme bien ; c’est elle qui devait l’amener
à la rivière tous les jours. Elle ne pouvait donc pas l’abandonner. Alors, le
jour où cette brave femme expira, la vache a bien sur trouve quelqu’un d’autre pour
lui faire boire a la rivière.
Je n’oublierai
jamais cette histoire, cette relation entre la bête et son propriétaire. Je ne
pense même pas à la chèvre de M. Seguin, la pauvre blanquette qui s’est fait
manger par le loup. M. Seguin a regretté Blanquette, mais je ne sais pas si la
vache a pleure a la mort de sa gardienne et maitresse. Cela importe peu. Le
monde rural ferméaux autres et à la civilisation sut toujours s’inventer d’autres façons de vivre.
Peu de
mondes sont aussi riches. Les américains appellent wilderness ces modes d’existence à la lisière de la civilisation. Cependant,
quand l’on y regarde de prés, il semble que, pour se dérober à la science des
hommes, la nature a choisi le secret de l’étrange et de l’inattendu pour célébrer
ses grandes messes. Ite, missa est, semble se dire cette nature quand sorti de
son cocon, le papillon inaugure cette danse colorée qui est un hommage et un
attribut de la lumière. Cette métamorphose a lieu loin du regard des hommes,
comme si, a être vue, la fête eût été différente.
Le spectacle n’en sera que plus beau !
Ce monde
dans lequel ma mère a grandi a bien sur changé depuis. Les papillons ne frémissent
plus sous le soleil de juin, à la St Jean. D’énormes bâtisses se sont succédé
la où poussait la végétation. La flore allait en souffrir, l’eau viendra à
manquer et la beauté qui répond à nos illusions cédera la place à un monde
incolore et invivable.
C’est
un peu ce que je disais à Nadia, quand, sur les grandes routes de Queens, NY,
nous regardions passer tout ce qui sert de ballet a la civilisation. Nadia m’a
dit que, depuis des années, nos légendes ont disparu emportant Bouki et Malice,
ces heros de nos enfances épiques. Le monde a besoin autant d’illusion que de vérité
pour être heureux. A vouloir lui imposer
quelque chose d’autre c’est travailler finalement a sa perte. L’innocence a
toujours eu sa nostalgie.
Et ma mère
aussi.